Dans les années 1830, le quartier entre Saint-Lazare et Montmartre se construit rapidement. Dans des immeubles à peine achevés sont installées des femmes entretenues, les lorettes, qui donnent une apparence de vie à ces propriétés sans locataires et qui essuient les plâtres de ces nouvelles constructions, au sens le plus littéral du terme. Balzac décrit parfaitement ce phénomène dans le roman Béatrix.
« Sans les Aspasies du quartier Notre-Dame de Lorette, il ne se bâtirait pas tant de maisons à Paris. Pionniers des plâtres neufs, elles vont remorquées par la Spéculation le long des collines de Montmartre, plantant les piquets de leurs tentes, soit dit sans jeu de mots, dans ces solitudes de moellons sculptés qui meublent les rues européennes d’Amsterdam, de Milan, de Stockholm, de Londres, de Moscou, steppes architecturales où le vent fait mugir d’innombrables écriteaux qui en accusent le vide par ces mots : Appartements à louer !La situation de ces dames se détermine par celle qu’elles prennent dans ces quartiers apocryphes ; si leur maison se rapproche de la ligne tracée par la rue de Provence, la femme a des rentes, son budget est prospère, mais cette femme s’élève-t-elle vers la ligne des boulevards extérieurs, remonte-t-elle vers la ville affreuse des Batignolles, elle est sans ressources. »
Honoré de Balzac, Béatrix, 1839.
Contrairement aux courtisanes de luxe, les lorettes ont souvent plusieurs protecteurs qu’elles répartissent selon les jours de la semaine. Le regard porté sur ces prostituées est ambivalent : elles séduisent par leur jeunesse et leur beauté, mais sont méprisées et considérées comme immatures, imprévoyantes et paresseuses. Le dessinateur Gavarni en a fait un de ses sujets de prédilection dans les années 1840.
La Lorette est convenablement logée, dans un appartement moderne avec balcon, dans un des étages intermédiaires. Depuis la mansarde d’une maison basse, une ouvrière semble lui reprocher son absence de vertu.
La Lorette est avant tout une femme entretenue, souvent par plusieurs protecteurs. À la différence des prostituées, elle ne se fait pas payer immédiatement mais laisse à ses amants les factures. Ceux-ci finançant le loyer, les meubles ou les boissons, se sentent aussi un peu chez eux.
Cette gravure figure presque tous les stéréotypes de la lorette, créature indolente, vautrée sur un canapé en attendant ses amants, et discutant avec l’une de ses congénères. Elle fait ressortir les principaux défauts imputés à ces femmes, la vulgarité, la futilité et l’oisiveté. La peinture érotique accrochée au mur rappelle que la lorette s’adonne de surcroît à des excès sexuels, ce qui est à l’époque sévèrement réprouvé.
Ces filles disposent de plusieurs amants, dans lesquels les écrivains distinguent les protecteurs fortunés, de préférence assez nombreux pour éviter la gêne causée par une rupture, et l’amant de cœur. Gavarni s’amuse ici de la rencontre d’un riche habitué avec un « Arthur », pas assez fortuné pour se montrer jaloux, et qui cède de bonne grâce la place à son rival plus riche, plus âgé, et moyennement heureux de croiser ce jeune homme.
« Elle ne paie pas son propriétaire ; elle ne paye pas sa couturière ; elle ne paye pas sa crémière ; elle ne paye pas son porteur d’eau. Elle paye sa lingère. Son coiffeur se paye.
Elle a un entreteneur qui la paye, un monsieur qui la paye, un vieux monsieur qui la paye, des amis qui la payent, et beaucoup d’autre monde qui la paye encore.
Elle a un amant de cœur qui ne la paye pas, mais qui paye, chez le parfumeur, le vinaigre et les savons.
[…] Elle n’aime pas à souper, parce que cela fatigue. Elle soupe, parce que cela est son état. Elle n’aime pas qu’on la caresse, parce que cela chiffonne sa robe. Elle ne veut pas boire, parce que cela pourrait amener livraison avant payement.
Elle fait l’amour pour se faire rentière.
Elle mange comme une vivandière. Elle est bête. Elle est impertinente comme la bêtise.
[…] Il est des Lorettes réputées drôles. Celles-là cassent les verres au dessert, les glaces au vin chaud, chantent du Béranger au garçon, ou font le grand écart.
Il en est de même de phtisiques qui vous menacent de mourir.
Toutes n’ont ni esprit, ni gorge, ni cœur, ni tempérament. Toutes ont le même dieu : le dieu Cent-Sous. »
Edmond et Jules de Goncourt, La Lorette, 1853
Lorette : Du nom de l’église parisienne Notre-Dame-de-Lorette, près de laquelle habitaient beaucoup de ces jeunes femmes. Au XIXesiècle, jeune femme élégante et de mœurs légères. (Dictionnaire de l’Académie française, 9èmeédition)