Au Salon de 1827, Delacroix avec La Mort de Sardanapale éclipse Ingres dont l’Apothéose d’Homèresuscite l’incompréhension. Dès lors, la critique va s’obstiner à confronter ces deux peintres et à imaginer leur rivalité, opposant un peu sommairement le dessin d’Ingres à l’utilisation de la couleur par Delacroix. Ingres est ainsi désigné comme le champion du classicisme académique, face au romantisme de Delacroix. Les historiens de l’art nuancent aujourd’hui cette représentation passablement caricaturale et soulignent tant l’importance des expérimentations formelles chez Ingres, que l’admiration réelle que lui portait Delacroix.
« Notre exposition n’a rien de regrettable. M. de Hanski n’y achèterait pas grand’chose ; mais si j’étais riche, je me plairais cependant à vous en envoyer un tableau, un Intérieur d’Alger, peint par E. Delacroix qui me semble excellent. »
Lettre de Balzac à Mme Hanska, 28 avril 1834
Balzac n’était en effet pas assez riche pour offrir cette peinture au mari de Madame Hanska, et ce sont les services de l’État qui achètent au Salon Les Femmes d’Alger, un tableau aujourd’hui conservé au Musée du Louvre. Balzac connaît Delacroix qu’il a croisé dans des salons, et lui porte une admiration réelle : il plusieurs fois fait l’éloge de ses peintures dans La Comédie humaine, son roman La Fille aux yeux d’orest dédié « À Eugène Delacroix, peintre ». L’estime n’est toutefois pas réciproque car le peintre évoque dans son journal en termes peu aimables ses souvenirs de l’écrivain: « C’est là aussi et chez Nodier d’abord, que j’ai vu pour la première fois Balzac, qui était alors un jeune homme svelte, en habit bleu avec, je crois, gilet de soie noire, enfin quelque chose de discordant dans la toilette et déjà brèche-dent. Il préludait à son succès. »
Dans Le Chef-d’œuvre inconnu, Balzac évoque l’opposition entre le dessin et la couleur, réactivée au début du XXIe siècle par la « querelle » entre Ingres et Delacroix. Il préconise l’union des deux systèmes pour parvenir à ce qui lui semble l’idéal de la peinture : l’expression de la vie.
« – Ah ! voilà, dit le petit vieillard. Tu as flotté indécis entre les deux systèmes, entre le dessin et la couleur, entre le flegme minutieux, la raideur précise des vieux maîtres allemands et l’ardeur éblouissante, l’heureuse abondance des peintres italiens. Tu as voulu imiter à la fois Hans Holbein et Titien, Albrecht Durer et Paul Véronèse. Certes c’était là une magnifique ambition ! Mais qu’est-il arrivé ? Tu n’as eu ni le charme sévère de la sécheresse, ni les décevantes magies du clair-obscur. Dans cet endroit, comme un bronze en fusion qui crève son trop faible moule, la riche et blonde couleur du Titien a fait éclater le maigre contour d’Albrecht Durer où tu l’avais coulée. Ailleurs, le linéament a résisté et contenu les magnifiques débordements de la palette vénitienne. Ta figure n’est ni parfaitement dessinée, ni parfaitement peinte, et porte partout les traces de cette malheureuse indécision. Si tu ne te sentais pas assez fort pour fondre ensemble au feu de ton génie les deux manières rivales, il fallait opter franchement entre l’une ou l’autre, afin d’obtenir l’unité qui simule une des conditions de la vie. Tu n’es vrai que dans les milieux, tes contours sont faux, ne s’enveloppent pas et ne promettent rien par derrière. Il y a de la vérité ici, dit le vieillard en montrant la poitrine de la sainte. – Puis, ici, reprit-il en indiquant le point où sur le tableau finissait l’épaule. – Mais là, fit-il en revenant au milieu de la gorge, tout est faux. N’analysons rien, ce serait faire ton désespoir. »
Honoré de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu, 1831.
Bertall imagine un duel devant l’Institut de France, opposant Eugène Delacroix champion de la couleur et armé d’un pinceau, à Dominique Ingres partisan de la ligne que l’on voit brandir un crayon. Chacun porte sur son bouclier ou sur le caparaçon de son cheval les devises de ses partisans (même si Delacroix n’a aucun élève) : « La couleur est une utopie ; Vive la ligne ; Rubens est un rouge », lit-on par exemple côté Ingres, tandis que l’écu de Delacroix arbore « La ligne est une couleur ». Cette opposition radicale et quelque peu artificielle entre couleur et ligne, qui n’existait pas dans les années 1820, devient un thème dominant dans les années 1840.