Les dandys de Balzac

Balzac se rêve et se fait dandy par le raffinement et la préciosité dont il s’entoure, autant par l’accumulation d’œuvres et objets d’art que par le choix de vêtements et d’accessoires venus des plus grands faiseurs. Il se projette sans complaisance dans cette figure emblématique dont il décline une variation de personnages dans laquelle on pourrait distinguer au moins trois types. Le dandy est avant tout un héros littéraire. Les mots sont ses meilleures armes. Le premier, le plus attachant et le plus pathétique, celui qu’incarne Rubempré, est un dandy particulièrement littéraire puisqu’il se veut homme de lettres justement. Fils pauvre d’un boutiquier et d’une mère déclassée, doté d’un physique à troubler quiconque et doué d’une intelligence cultivée certaine, il n’a que les désirs de ses rêves. Bel objet enchâssé dans un luxe dont il ne peut se déprendre, il vit au crédit de son charme innocent et naïf, empruntant l’énergie, l’or et les ruses d’un mentor qui le façonneront au-delà de ses possibilités et qui le tueront.

Le deuxième type, celui de Rastignac, issu d’une vieille noblesse provinciale sans mésalliance mais sans moyen, est le moins dandy des trois car le plus réaliste, endurci par sa clairvoyance et sa volonté de parvenir. L’ambition indéfectible de s’extraire d’un sort désavantageux le meut sans faiblir lui évitant de s’écarter par frivolité ou sentimentalisme de son but. Lui aussi sait que l’apparence est tout, ou presque, dans le monde brillant auquel il souhaite appartenir, et qu’il est essentiel de savoir –et de pouvoir– se mettre en valeur par une mise hors pair. La mode qui n’est qu’accessoire dans la prolongation de celui qu’elle sert, par les moyens qu’elle requiert, limite les élus. Il doit donc par tous les moyens assurer son aisance. Le dandy est une apparition, une brillance, l’éclat d’une autorité qui vampirise son monde pour en prélever sa substance, sa subsistance, sa puissance.

Le dernier type, le plus achevé est celui de Marsay. Il a tout ce qu’il faut, ou pas, pour incarner la figure. Riche à millions, condition indispensable pour se composer sans entrave et glisser sur les réalités mortelles d’un monde qu’il ignore ou considère à sa guise, il incarne le lion brillant et conquérant. Il endosse les codes de l’ordre établi qu’il possède parfaitement, respectant sa stabilité, sans en être la dupe pour mieux le circonvenir et le dominer, fond de décor ou marchepied pour ne pas dire piédestal d’une vie hors norme. Aristocratique en toute chose, du souffle qu’il exhale aux talons de ses bottes, il demeure une alliance subtile ou le raffinement féminin se mêle à une détermination masculine inflexible drapé du charme irrésistible d’une douceur inviolable au cœur introuvable. En parfait homme de goût, il saura changer de masque juste à temps, pour faire une fin et se survivre.

Henri de Marsay, dans La Fille aux yeux d’or ».
Dessin de Charles Huard (1874-1965) et gravure de Pierre Gusman (1862-1942) pour l’édition Conard des Oeuvres complètes de Balzac (1910-1940).
Moulage en cuivre par galvanosplastie doublé de plomb et fixé sur une plaque de chêne. 1910-1915.
Paris, Maison de Balzac, inv.BAL 99-252)

Histoire des Treize. III La Fille aux yeux d’or La Comédie humaine. Œuvres complètes de M. de Balzac Paris : chez Furne, Dubochet et Cie, Hetzel et Paulin, 1843, 9èmevolume,  tome I des Scènes de la vie parisienne

CHAPITRE I : PHYSIONOMIES PARISIENNES

250. [Son Père] ne fut pas plus soigneux de sa progéniture, que ne l’était la mère. La prompte infidélité d’une jeune fille ardemment aimée lui donna peut-être une sorte d’aversion pour tout ce qui venait d’elle. D’ailleurs, peut-être aussi, les pères n’aiment-ils que les enfants avec lesquels ils ont fait une ample connaissance ; croyance sociale de la plus haute importance pour le repos des familles, et que doivent entretenir tous les célibataires, en prouvant que la paternité est un sentiment élevé en serre chaude par la femme, par les moeurs et les lois. Le pauvre Henri de Marsay ne rencontra de père que dans celui — 251 — des deux qui n’était pas obligé de l’être. La Paternité de monsieur de Marsay fut naturellement très-incomplète. Les enfants n’ont, dans l’ordre naturel, de père que pendant peu de moments ; et le gentilhomme imita la nature. Le bonhomme n’eût pas vendu son nom s’il n’avait point eu de vices. Alors il mangea sans remords dans les tripots, et but ailleurs le peu de semestres que payait aux rentiers le trésor national. Puis il livra l’enfant à une vieille soeur, une demoiselle de Marsay, qui en eut grand soin, et lui donna, sur la maigre pension allouée par son frère, un précepteur, un abbé sans sou, ni maille, qui toisa l’avenir du jeune homme et résolut de se payer, sur les cent mille livres de rente, des soins donnés à son pupille, qu’il prit en affection.
… l’Eglise n’est-elle pas la mère des orphelins ? L’élève répondit à tant de soins. Ce digne homme mourut évêque en 1812, avec la satisfaction d’avoir laissé sous le ciel un enfant dont le coeur et l’esprit étaient à seize ans si bien façonnés, qu’il pouvait jouer sous jambe un homme de quarante. Qui se serait attendu à rencontrer un coeur de bronze, une cervelle alcoolisée sous les dehors les plus séduisants que les vieux peintres, ces artistes naïfs, aient donné au serpent dans le paradis terrestre ? Ce n’est rien encore. De plus, le bon diable violet avait fait faire à son enfant de prédilection certaines connaissances dans la haute société de Paris qui pouvaient équivaloir comme produit, entre les mains du jeune homme, à cent autres mille livres de rente. Enfin, ce prêtre, vicieux mais politique, incrédule mais savant, perfide mais aimable, faible en apparence mais aussi vigoureux de tête que de corps, fut si réellement utile à son élève, si complaisant à ses vices, si bon calculateur de toute — 252 — espèce de force, si profond quand il fallait faire quelque décompte humain, si jeune à table, à Frascati, à…. je ne sais où, que le reconnaissant Henri de Marsay ne s’attendrissait plus guère, en 1814, qu’en voyant le portrait de son cher évêque, seule chose mobilière qu’ait pu lui léguer ce prélat, admirable type des hommes dont le génie sauvera l’Eglise catholique, apostolique et romaine…
Vers la fin de 1814, Henri de Marsay n’avait donc sur terre aucun sentiment obligatoire et se trouvait libre autant que l’oiseau sans compagne. Quoiqu’il eût vingt-deux ans accomplis, il paraissait en avoir à peine dix-sept. Généralement, les plus difficiles de ses rivaux le regardaient comme le plus joli garçon de Paris. De son père, lord Dudley, il avait pris les yeux bleus les plus amoureusement décevants ; de sa mère, les cheveux noirs les plus touffus ; de tous deux, un sang pur, une peau de jeune fille, un air doux et modeste, une taille fine et aristocratique, de fort belles mains. Pour une femme, le voir, c’était en être folle ; vous savez ? concevoir un de ces désirs qui mordent le coeur, mais qui s’oublient par impossibilité de le satisfaire, parce que la femme est vulgairement à Paris sans ténacité. Peu d’entre elles se disent à la manière des hom- — 253 — mes, le : JE MAINTIENDRAI de la maison d’Orange. Sous cette fraîcheur de vie, et malgré l’eau limpide de ses yeux, Henri avait un courage de lion, une adresse de singe. Il coupait une balle à dix pas dans la lame d’un couteau ; montait à cheval de manière à réaliser la fable du centaure ; conduisait avec grâce une voiture à grandes guides ; était leste comme Chérubin et tranquille comme un mouton ; mais il savait battre un homme du faubourg au terrible jeu de la savate ou du bâton ; puis, il touchait du piano de manière à pouvoir se faire artiste s’il tombait dans le malheur, et possédait une voix qui lui aurait valu de Barbaja, cinquante mille francs par saison. Hélas toutes ces belles qualités, ces jolis défauts étaient ternis par un épouventable vice : il ne croyait ni aux hommes ni aux femmes, ni à Dieu ni au diable. La capricieuse nature avait commencé à le douer ; un prêtre l’avait achevé.

Illusions perdues – Troisieme partie : Eve et David La Comédie humaine. Œuvres complètes de M. de Balzac Paris : chez Furne, Dubochet et Cie, Hetzel et Paulin, 1843
8èmevolume Etudes de moeurs, tome IV des Scènes de la vie de province 

417… Monsieur de Rastignac fils était venu passer quelques jours dans sa famille, et il avait parlé de Lucien en assez mauvais termes pour que ces nouvelles de Paris, commentées par toutes les bouches qui les avaient colportées, fussent arrivées jusqu’à la soeur et à la mère du journaliste. Ève alla chez madame de Rastignac, y sollicita la faveur d’une entrevue avec le fils, à qui elle fit part de toutes ses craintes en lui demandant la vérité sur la situation de Lucien à Paris. En un moment, Ève apprit la liaison de son frère avec Coralie, son duel avec Michel Chrestien, causé par sa trahison envers d’Arthez, enfin toutes les circonstances de la vie de Lucien envenimées par un dandy spirituel qui sut don- — 418 — ner à sa haine et à son envie les livrées de la pitié, la forme amicale du patriotisme alarmé sur l’avenir d’un grand homme et les couleurs d’une admiration sincère pour le talent d’un enfant d’Angoulême, si cruellement compromis. Il parla des fautes que Lucien avait commises et qui venaient de lui coûter la protection des plus hauts personnages, de faire déchirer une ordonnance qui lui conférait les armes et le nom de Rubempré. 
— Madame, si votre frère eût été bien conseillé, il serait aujourd’hui dans la voie des honneurs et le mari de madame de Bargeton ; mais que voulez-vous ?… il l’a quittée, insultée ! Elle est, à son grand regret, devenue madame la comtesse Sixte du Châtelet, car elle aimait Lucien.
 — Est-il possible ?… s’écria madame Séchard. 
— Votre frère est un aiglon que les premiers rayons du luxe et de la gloire ont aveuglé. Quand un aigle tombe, qui peut savoir au fond de quel précipice il s’arrêtera : la chute d’un grand homme est toujours en raison de la hauteur à laquelle il est parvenu. 
[…]
516… Lucien était passé à l’état de Lion; on le disait si beau, si changé, si merveilleux, que les femmes de l’Angoulême noble avaient toutes une velléité de le revoir. Suivant la mode de cette époque à laquelle on doit la transition de l’ancienne culotte de bal aux ignobles pantalons actuels, il avait mis un pantalon noir collant. Les hommes dessinaient encore leurs formes au grand désespoir des gens maigres ou mal faits ; et celles de Lucien étaient apolloniennes. Ses bas de soie gris à jour, ses petits souliers, son gilet de satin noir, sa cravate, tout fut scrupuleusement tiré, collé pour ainsi dire sur lui. Sa blonde et abondante chevelure frisée faisait valoir son front blanc, autour duquel les boucles se relevaient avec une grâce cherchée. Ses yeux, pleins d’orgueil, étincelaient. Ses petites mains de — 517 — femme, belles sous le gant, ne devaient pas se laisser voir dégantées. Il copia son maintien sur celui de de Marsay, le fameux dandy parisien, en tenant d’une main sa canne et son chapeau qu’il ne quitta pas, et il se servit de l’autre pour faire des gestes rares à l’aide desquels il commenta ses phrases. Lucien aurait bien voulu se glisser dans le salon, à la manière de ces gens célèbres qui, par une fausse modestie, se baisseraient sous la porte Saint-Denis. Mais Petit-Claud, qui n’avait qu’un ami, en abusa. Ce fut presque pompeusement qu’il amena Lucien jusqu’à madame de Sénonches au milieu de la soirée. A son passage, le poète entendit des murmures qui jadis lui eussent fait perdre la tête, et qui le trouvèrent froid : il était sûr de valoir, à lui seul, tout l’Olympe d’Angoulême.

FR | EN